Béatrice Lebrun

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Post coït homme

Ta blancheur presque infinie me fait froid d’un coup. Mais elle ne me fait pas peur. J’avance vers tes contours invisibles à quiconque. Invisibles à moi-même. Je les invente pour mieux les détourner. Je les dépasse pour mieux te faire vibrer. Ton chant de sirène ignore ma souffrance de ne pas te connaître encore. Tes lignes se tracent sous mes cendres excitées par ta virginité que je bafoue sans concession.

Je m’éloigne et reviens pour t’essayer encore un instant sous cet angle encore abstrait.
Je t’imbibe de liquides enivrants pour te chérir un peu plus, te découvrir sous mes doigts. Tu vacilles, tu chancelles, et bascules dans des formes qui m’enchantent bientôt. Ta noirceur imprègne ma langueur de toi. Tes falaises blanches s’ouvrent à mon impétuosité incessante.
Je te maudis d’un coup. Je te déteste de si peu mais déjà tout. Tu es femme, tu es belle. Tu es trop belle de cette jouissance que je devine déjà. Je caresse tout ton corps maintenant qui s’est révélé sous mes mains caleuses de substances irritantes. Je trempe mes doigts dans la poudre qui va peut-être sceller ton destin ou le mien. Elle révèle tes fossés, tes incertitudes, tes doutes et tes blessures. J’aurais dû m’arrêter là. J’aurais pu m’en tenir à cet instant fragile où la beauté nous chavire en tous sens.
Mais je décide de t’ouvrir les veines. La jugulaire d’abord. Chère âme mise à nu dans ces flots de bile amère difficiles à entraver. J’imprègne ton sexe de son flux si féminin. La colère me gagne. Je m’en veux. Je t’ai labourée bien trop. Bien trop maintenant. Je préfère t’ignorer, t’annihiler.
Nul ne verra cet instant où tu devins homme sous mon joug animal.
Nul ne saura que de cette femme devinée, devineresse, j’ai fait un homme puissant, femme délivrée de son carcan de douceur par le sang lunaire apocalyptique.
De cet homme j’affirme la force et la volonté de parvenir à l’exaltation suprême. Ses muscles se raffermissent sous mon regard inconscient de toutes les montagnes qu’il soulève. Son sexe nait timidement sous ma caresse hésitante. Puis il surgit spermatiquement, renforcé plus encore et encore par le noir qui s’éternise dans ses ombres de stupre finissant. Le noir qui enveloppe son extase. Son coït et son cri de gloire avant la mort qui me gagne. Et qui éteint mon espoir de le chercher encore, quand ma trace fatale signe son arrêt, lasse de ce corps à corps impuissant à le faire revivre. Ailleurs. Autrement.

Elle

Aujourd'hui je peux dire... "LUI", car c'est ce que je ressens devant une toile, ce que j’ai ressenti ce soir. Mais en 2011 c'était....
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ELLE

Il s’assoit, doucement, sans réfléchir, les yeux rivés sur la blancheur infinie qui s’étiole tandis que le jour s’enfuit.

Elle le nargue. Elle le défie. Elle l’horrifie, l’insupporte parfois.

Pourtant il a besoin d’elle. Besoin de ce corps à corps improbable, de ces étreintes du regard, de la main qui caresse, frotte, virevolte sur toute sa blancheur infinie, de ces instruments qu’il prépare toujours. Toujours à ses pieds.

Bien sûr ses mains vont noircir. Bien sûr ses pieds vont se couvrir de strates noires.

Quand il avancera vers elle. Puis reculera pour mieux la cerner, mieux la sentir. Parfois, tout près, il fusionne avec elle. Parfois, toujours plus loin, il la découvre enfin, qu’il ne savait pas découvrir, les yeux trop attachés au grain de sa peau froide et brute.

Il se lève.

Il a envie.

Alors il n’attend pas il se lève. Casser sa solitude. L’approcher. La courber.

La meurtrir. Il la regarde encore une dernière fois, vierge de tout. Vierge de lui.

Puis se penche. Décidé. Toujours sans réfléchir.

Attraper le fusain. Lequel, oui celui-ci.

Et y aller. Ne pas réfléchir. Y aller. Noircir, laisser la trace se faire presque seule, sans effort, sur le grain blanc de sa peau froide. Encore. Poussière de charbon qui vole et vient effleurer d’un voile la toile qui répond. Bruit du frottement sourd, rapide.

- J’étais seul

- Moi aussi j’étais seule

- Je t’ai trouvée car j’étais seul

- Merci...

La toile le remercie, qui se plie à ses instances outrageuses.

Voilà presque vingt minutes qu’il parcourt la surface immense, de son fusain, frottant, effaçant, estompant, reculant, avançant, puis reculant de nouveau.

Là, encore noircir. Là, revenir là.

Il était seul.

Mais là il en est sûr… Se dessine un visage. Enfin presque un visage. Une ombre fantomatique, qui s’affirme et s’amplifie. Il la regarde fixement. La reconnaît-il ?

Est-elle son double infini de blancheur qui naît dans la noirceur

Ou son ennemi infini de noirceur qui s’accouche dans la pureté improbable de la toile.

Mais elle est là. L’ombre qui revient incessamment. Il l’apprivoise à chaque fois. Lui donne un visage, un corps, une aura, une vie presque quand tombe la nuit.

Et puis... Elle est seule, comme lui surgie de nulle part, d’une nuit où rien n’existait, et s’avance vers une lumière que nul ne voit, ne connaît, ne peut approcher, encore moins saisir.

Pourtant elle existe.

Il la voit, lui, qui existe.

Voilà une heure qu’il peint maintenant.

Il s’essouffle.

La cigarette qu’il vient d’allumer se consume en lumière brillante dans la nuit presque là.

Lumière rouge, si vive, si rassurante.

Allumer le spot.

Brûler de lumière cette toile. Il veut la brûler de lumière maintenant.

Il l’avait trop attendue.

Oui elle est là. Pas parfaite. Pas finie. Mais elle existe vraiment.

Il devine les traces, les coups, la rage, la soif, l’amour, l’envie d’être, d’exister. Les accidents sculptent son souffle.

Son souffle le brûle, lui.

Les coulées des larmes, les brûlures de la chair, les désirs de s’enfuir.

Il la caresse une dernière fois.

Se recule.

S’assoit.

Baisse la tête sur ses genoux.

Une trace noire sur la joue.

Ses mains.

Elle est là.

Mais il est toujours seul.

Lui pardonnera-t-il un jour…

Béatrice LEBRUN • 2011